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26/01/2010

XXI- "Le lendemain est un jour qui n'existe pas chez nous"

 Je reçois ce jour une lettre de Tchang :

  

Cher ami,

 

Une petite interruption du journal de Zhu que je continuerai à te faire parvenir, comme promis. Mais je crois utile de te transmettre un texte écrit de la main de mon père (1) à la suite d'entretiens qu'il eut avec Tholan Sinkan (2). C'est ce dernier qui parle :

 

« Les Gens du Voyage disposent d'une très haute technologie qui leur permet de franchir rapidement les distances interstellaires. Nous sommes Terriens d'origine, bien qu'attachés à aucune terre. S'installer, s'établir : voilà des mots qui nous sont inconnus. Nous sommes des nomades. Néanmoins nous gardons en mémoire, de génération en génération, le souvenir et même la nostalgie de notre origine, et nous revenons périodiquement au «pays ». Le sort des terriens ne nous est pas indifférent. Souvent au cours de leur longue histoire, ceux-ci ont dû subir des fléaux naturels, déluges, volcans, séismes. Ils ont dû aussi pâtir de leur propre impéritie, de leur imprévoyance. Des peuples se sont affrontés dans des guerres cruelles pour des causes futiles, des croyances, des préjugés. Ils ont fait subir aux vaincus les pires sévices. Il est arrivé pire : des personnes qui n'étaient pas en guerre ont été exterminées systématiquement pour des raisons ethniques, raciales, politiques ou religieuses. Tout cela, les Gens du Voyage le savent. Contre cela nous ne pouvons rien. D'ailleurs, mes semblables ne connaissent de la violence que les conflits inter-familiaux, les rivalités de clans, ils n'ont jamais exterminé personne, ils n'ont jamais déclaré la guerre à personne. Alors ces violences, ces cruautés, ces guerres entre les hommes, tout cela les dépasse. De la politique, de la philosophie, ils ne savent rien. J'exagère. De philosophie, ils en ont une. Vivre au jour le jour, chanter, danser, aimer, raconter, jouer, découvrir, s'étonner, partir, voilà, surtout : partir. N'y a-t-il pas là de quoi remplir une vie, des vies de millions d'hommes et de femmes jusqu'à la fin des temps ? De politique, ils n'en ont pas : pas de gouvernement, pas de lois écrites, pas de gendarmes, pas de prisons, pas de camps de rééducation, ils se dotent à l'occasion d'un chef, une sorte de vieux sage pour régler les babioles, bref, la vie s'écoule comme elle peut, longtemps elle a été difficile à cause du voisinage des Autres, mais jamais, tu m'entends Phan, jamais avec l'angoisse du lendemain. Le lendemain est un jour qui n'existe pas chez nous.

 

 Je sais ce que tu penses. Comment un peuple aussi inculte -au sens où vous l'entendez vous les Gadjé, c'est-à-dire ne sachant ni lire ni écrire ni compter- a-t-il pu se doter d'une technologie aussi sophistiquée ? Je ne sais pas répondre à cette question. Certes nous avons une réputation de chapardeurs. Mais les calculs mathématiques ne se kidnappent pas aussi facilement que les bijoux et les billets de banque.

 

Quoi qu'il en soit, nous avons les moyens de nous déplacer d'étoile en étoile. Et ces moyens, nous les avons mis à la disposition des hommes. Ce que nous pouvions faire, nous l'avons fait quand l'occasion s'est présentée. A deux reprises, quand l'humanité s'est trouvée en danger, nous sommes intervenus. La première fois, trente-huit millénaires avant la naissance de votre sage Confucius, lors de la première Grande Catastrophe (3), la seconde fois quarante et un millénaires après, à la suite d'un accident nucléaire planétaire. Nous sommes intervenus avec la plus grande diligence, sauvant grâce à nos arches des millions de Terriens, permettant du même coup la survie de l'Humanité sur des planètes du Centaure, de Tien-Kou ou de Vega. »

 

(fin des propos attribués par mon père à Tholan Sinkan)

 

 Je dois apporter quelques précisions, disons au mois un correctif à cette déclaration.

 

 Certes, 38 000 ans avant Confucius la Terre fut secouée par un énorme cataclysme (ou une explosion ?). Mais Sinkan se trompe quand il évoque une intervention des Gens du Voyage pour sauver l'humanité lors de cette première catastrophe. La réalité est tout autre : nous savons maintenant qu'à cette époque, les Terriens avaient développé des modes de propulsion rendant possibles les voyages hors du système solaire à bord de grands vaisseaux. Les Gens du Voyage profitaient de cette technologie, peut-être même plus que les autres : la plupart d'entre eux arpentaient la galaxie au moment de l'accident, un petit nombre seulement dut partager le triste sort de l'Humanité. On sait par ailleurs que quelques centaines d'autres personnes eurent le temps d'embarquer dans des vaisseaux avant la propagation des radiations. Les ancêtres de Sinkan -c'est peut-être ce qu'il a voulu dire- ont probablement guidés ces « Gadjé » vers des mondes que les Gens du Voyage avaient déjà explorés et qu'ils jugeaient habitables : Ch'u-t'an-Hsi-Tu, Anyang ou Astrée, trois planètes accueillantes dans le système du Centaure.

 

 Il reste que, concernant l'accident survenu 40 millénaires plus tard, les propos de Sinkan sont tout à fait crédibles. Car s'étant mis à l'écart du monde terrestre pendant cette longue période de quarante mille ans, les Gens du Voyage ont continué de profiter d'une haute technologie, contrairement aux Terriens qui ont vécu « l'ère blanche », après une survie difficile dans des abris souterrains, des cavernes, et qui ont dû reprendre leur propre histoire au commencement, agriculture, élevage, écriture, religion, philosophie, administration, civilisation...pour en arriver à une technologie capable de mettre un terme -une nouvelle fois- à leur existence.

 Tholan Sinkan ne trompe personne quand il présente ses ancêtres comme des sauveurs de l'Humanité. Et c'est précisément cet aspect des choses qui a gêné si longtemps nos autorités. Les dignes descendants de Confucius que nous sommes ne peuvent admettre :

 

 1/ qu'ils ont commis la faute impardonnable de n'avoir pas su maîtriser leur propre technologie (en l'occurrence l'exploitation de l'énergie nucléaire) ;

 

2/ qu'ils ont été sauvés par d'autres ;

 

3/ que ces « autres » sont des Roms, des Gitans, des Tziganes, des Romanichels, bref, des gens d'ailleurs, des gens bizarres, des a-sociaux, des gens qui s'étaient mis à l'écart du monde civilisé, hors des normes, hors-la-loi. Comment les habitants civilisés d'un Empire où jamais le soleil ne se couche auraient-ils pu reconnaître qu'ils devaient la vie à des manouches ? Un Empire, une planète sur lesquels plus jamais le soleil ne devait se lever ni se coucher, un enfer d'où les Arches des Gens du Voyage les avaient sortis.

 

 Il a donc fallu du courage à Sinkan pour se confier à mon père. Il savait que ce dernier ferait son possible pour révéler les tragiques événements du passé. Iris était morte (4), et son digne protecteur Sinkan avait attendu ce moment pour autoriser Phan à transcrire ses propos. Tholan Sinkan, Iris, Phan ont disparu. Une page se tourne. Se heurtant au chauvinisme, à l'ethnocentrisme, à l'orgueil des peuples, ces trois personnes n'ont pu transmettre à leurs contemporains ce qu'ils savaient de leur propre passé. Il était de mon devoir de t'en informer, toi à qui je disais dans une précédente lettre à quel point il est douloureux pour moi de connaître le sort qui est dévolu à l'Humanité terrienne sans pouvoir rien changer au cours des choses ! Le secret était trop grand pour moi, et par respect pour mon père, je devais donner suite à ce qu'il avait commencé. Comme Confucius, mais plus modestement, « Je n'invente rien, je transmets ».

 

A bientôt mon ami.

 

§

 

(1) Mon père -Phan- était philologue. Ses connaissances des langues anciennes lui permit de traduire les documents retrouvés dans un bocal enfoui sous le sol d'une prison, dans le Grand Ouest asiatique (l'ancienne Europe). Une bonne partie de la Chronologie des Eres terrienne et interstellaire lui est due. Il n'a toutefois pas révélé à ses contemporains l'intégralité du contenu de ces documents. Pourquoi ?

 

(2) Tholan Sinkan : vieil ami de mon père. Il est le descendant de ces Gens qui ont organisé la fuite des Terriens après la Grande Catastrophe. Phan, Iris et moi étions les seuls à connaître ses origines. Il nous a révélé bien des choses sur son peuple et notre propre histoire.

 

(3) cf.: Chronologie des Eres terrienne et interstellaire ;

 

(4) Iris... Sinkan la protégeait comme si elle avait été sa petite fille. C'est elle qui réussit à convaincre le vieil homme qu'il devait parler. Mon père l'appelait la Messagère des dieux. Elle se déplaçait dans un fauteuil, atteinte d'une maladie incurable.

 

07/10/2009

X- Ce n'est plus une arche, c'est la tour de Babel

 

Cher ami,

 

quelques précisions à propos des questions posées par Zhu dans son journal…

 

 D’où viennent-ils ces voyageurs ? Quelqu’un pourra-t-il un jour répondre à cette question ? Sur leurs origines nous savons peu de choses, les seuls documents dont nous disposons proviennent d’autres peuples. Pour la plupart, ces témoignages sont négatifs. Les Roms n’écrivent pas. Nous, les Gadjé, nous sommes des paysans, des gens du cru, attachés à leur jardin, leur rue, leur banque, leur clocher, leur village, leur terroir, leur nation, nous pouvons difficilement comprendre ce peuple sans terre, sans attache, sans histoire. Car les Gens du Voyage n’ont pas d’histoire. Ils ont et ils racontent des histoires qu’ils transmettent par des paroles et des chansons. Ils sont un peuple de traditions et de légendes. Et s’ils n’écrivent ni ne lisent, il n’est pas interdit de penser qu’ils disposent d’autres moyens de communication. Une sensibilité extrême, la faculté de sentir, de pressentir sans l’aide d’autres moyens que ceux qui leur ont été accordés par la nature.

 

 Zhu se demande pourquoi ces gens sont-ils venus ? Te rappelles-tu les propos de la belle Iris ? (1)

 

« D’où revenaient-ils ces gens volant au secours des Terriens ? Il est temps de vous le demander. Il est temps de vous interroger sur ce long silence imposé pendant des millénaires. Il est temps de diriger votre regard sur votre propre passé, sur votre histoire. Il est temps de porter votre attention sur le monde qui vous entoure, sur les Autres. »

 

 Zhu écrivait que la première Arche s’était positionnée à l’aplomb du delta du Danube. Est-ce un hasard si cette région abrite traditionnellement depuis des siècles une importante population Rom ? Est-il interdit d’imaginer un appel au secours lancé par ces habitants des rives de ce que les Anciens appelaient la Mer Noire ? Un appel lancé à leurs frères d’Ailleurs, ces enfants, petits enfants, et arrière-petits-enfants de peuplades sans attache, sans terre, sans histoire qui, un beau jour mais il y a très longtemps, décidèrent de lever définitivement le camp, de quitter la Terre, pour aller chanter et danser plus loin, dans les étoiles ?

 Mais comment cela fut-il possible ? Bien que ne voyant pas ton visage, je devine ta perplexité. Je vais essayer d’être clair. Ce que Zhu ne pouvait pas savoir (et que tu ignores car vivant plus de deux siècles avant lui):

 

-         40 000 ans avant Confucius, l’Humanité, après s’être répandue sur tous les continents, avait développé des techniques dans les domaines clés : électricité, aérodynamique, aviation, électronique, énergie nucléaire, astronautique. Les humains explorèrent d’abord la banlieue proche de Terre. Ils réussirent ensuite à développer de nouveaux modes de propulsion rendant possibles les voyages hors du système solaire à bord de grands vaisseaux.

-         Survint alors une catastrophe (-38 000) : peut-être à la suite d’une guerre nucléaire mondiale. Des textes sacrés parlent de…

 

« …poussière et fumée (qui) masquaient le soleil… des gaz nocifs (qui) polluaient l’atmosphère… »

 

 Dans la Chronologie de l’ère terrienne (2) que nous avions établie à la suite des révélations d’Iris, nous précisions :

 

« Quelques humains ont pu échapper à la catastrophe :

-         ceux qui étaient en voyage spatial et qui, informés par radio, trouvèrent asile ailleurs dans la galaxie ;

-         d’autres, quelques centaines, qui eurent le temps d’embarquer dans les vaisseaux avant la propagation des radiations… »

 

 Après consultation des documents de mon père, nous en savons plus. Ces gens qui « étaient en voyage spatial » étaient pour la plupart des membres de la communauté Rom qui sont –depuis les origines- d’éternels voyageurs. Et s’ils décidèrent de quitter la planète, ce n’était pas pour aller chanter et danser plus loin comme je l’écrivais plus haut, mais parce qu’ils ETAIENT DEJA plus loin, et que pour eux, revenir sur une Terre contaminée aurait été suicidaire.

 

 Sur toutes ces questions, je dispose de documents. Je mets tout ça en ordre, un travail gigantesque que mon père n’a jamais pu ou jamais voulu faire. Cela n’aurait servi à rien, car nos autorités en auraient interdit la publication. Nous vivons, 100 000 ans après toi, dans un monde qui se complaît dans l’ignorance de sa propre histoire. Difficile pour mes concitoyens de reconnaître que s’ils existent c’est parce qu’un jour d’autres les ont sauvés. Pire encore : d’autres qui sont des nomades, « à l’écart du village très loin des bonnes gens… » (3)

 

 Ci-joint la suite du journal de Zhu.

 

A bientôt,

 

Tchang

 

§

 

agenda de Zhu, suite

 

mardi :

 

 Quand je pense que pendant des années, les cerveaux de ce monde (au moins ceux adeptes et serviteurs de la pensée dominante) nous riaient au nez quand, observateurs de bonne foi nous disions avoir remarqué, observé, photographié, filmé des OVNI… Quand, complices serviles des gouvernements, des forces armées et des dogmes politiques et religieux, ils cachaient et mettaient sous scellés les témoignages des honnêtes gens !

 Je ris –jaune- car je sais que quelque part dans ces Arches venues de très loin et bien extraterrestres celles-là, ces savants sans conscience sont blottis, discrets, bien au chaud et à l’abri des émanations meurtrières qu’ils n’avaient pas su ou pas voulu envisager.  Pendant des années, que dis-je, des siècles, ces chiens de garde des vérités officielles ont fermé les yeux pour sauver leur carrière. Aujourd’hui, rendus muets par la peur et la honte, ils sauvent leur peau, emportés dans des objets volants qu’ils s’étaient toujours interdit d’identifier.

 

Ce sera tout pour ce journal aujourd’hui, car une rumeur se propage : le départ de Sesostris serait imminent.

 

mercredi :

 

 Réveillés ce matin par des aboiements. J’avais oublié ça. Des millions d’êtres humains sont en danger de mort, et ceux qui -par chance- trouvent une place dans les vaisseaux  emportent leurs animaux ! Sans les excuser pour autant, il faut reconnaître que les associations ont beaucoup protesté contre ceux qui les abandonnaient à l’occasion des vacances… on comprend qu’à la veille de ce qu’on pourrait appeler des vacances définitives, ils ne veuillent pas s’en séparer. Il faut donc s’attendre à tout, pourquoi pas des perroquets, des escargots, des furets, des lions, on en prendrait un de chaque espèce, mâle et femelle bien sûr pour préserver  et développer la faune terrienne pendant le voyage et après, quelque part dans l’immensité. Une certitude, nous n’emporterons pas d’éléphant. Le dernier est mort en Afrique, tué par des braconniers. On a eu chaud, il aurait pris la place d’une bonne dizaine d’humains.

 Bref, aboiements, bousculades, altercations entre plusieurs familles de passagers du Secteur « Thüringerwald ». Explication. Dans l’arche nous sommes répartis en « secteurs » correspondants au découpage administratif germanique… en principe. En se promenant dans les couloirs longeant nos cabines (ou dortoirs pour les moins fortunés ou les gens sans enfants), on ne devrait rencontrer que des gens originaires de Weimar, Iéna ou Erfurt. Ce n’est pas le cas, j’entends souvent parler tchèque ou polonais. Et voici la cause des démêlés auxquels j’ai assisté ce matin : des jeunes de la banlieue de Prague prétendent qu’aucun vaisseau n’a été prévu pour leur pays. Ils trouvent donc tout naturel d’embarquer dans Sesostris, plutôt que de parcourir les mille kilomètres qui les séparent du port d’embarquement pour Amménémès, l’arche qui les attend à l’aplomb de Kiev. Bien sûr, les natifs de Thuringe, surtout ceux qui n’ont pas eu droit à une cabine, comprennent mal la présence de ces étrangers. Pour ma part, je suis mal à l’aise. Certes, nous résidons à Weimar depuis des années, mon épouse participe à la vie culturelle de la cité, nos enfants fréquentent les écoles de la ville, nous payons régulièrement nos impôts, mais tout cela ne peut faire oublier mon origine asiatique, après tout je suis beaucoup plus étranger au monde germanique qu’un Tchèque ou un Polonais.  Curieusement ici, personne ne me regarde de travers. Les gens du pays doivent se dire : celui-là, il vient de trop loin pour être un problème. Il est vrai qu’il est plus facile d’être en guerre avec un voisin qu’avec un inconnu. En plus, je suis Chinois, et la Chine a conquis l’Europe. Peut-être y a-t-il une forme de considération pour  un ressortissant de la puissance occupante, un représentant de la première puissance mondiale ? Cela s’est déjà vu dans le passé.

 Bref, aux premières heures du jour, les gens s’apostrophent et s’adressent des noms d’oiseaux que les autres ne comprennent pas. Ce n’est plus une arche, c’est la tour de Babel.  Et les Roms qui passent assistent à ce triste spectacle avec le sourire. A propos de Roms, justement depuis quelques minutes, je ne les vois plus passer. Par le hublot, nous n’assistons plus à l’arrivée de navettes. Le vaisseau est peut-être au complet ?

 

 

§

 

 

(1)   Iris, messagère des dieux

(2)   Chronologie de l’ère terrienne établie par Tchang après les révélations d’Iris

(3)   Extrait d’une chanson de voyageur